
Pour les droits des femmes afghanes, avec Mortaza Behboudi
L’entretien que vous allez lire a d’abord vu le jour dans le cadre d’un projet universitaire, réalisé avec trois amies : Méline, Coralie et Anna. Mais les paroles de Mortaza Behboudi, grand reporter franco-afghan, méritent d’être entendues bien au-delà du cadre de notre magazine.
Le parcours de ce journaliste, marqué par l’exil, la prison et un engagement constant pour les droits humains, en fait une voix rare et précieuse. À travers ses reportages, il met en lumière la situation dramatique des femmes afghanes sous le régime taliban, et rappelle l’urgence de ne pas détourner les yeux, de continuer à donner la parole à celles que l’on voudrait réduire au silence.
Publier cette interview, c’est pour moi une manière de prolonger ce dialogue et de participer, à mon échelle, à la défense de la liberté et de la dignité des femmes.
Comment, en tant qu’homme, avez-vous été amené à vous préoccuper de la liberté des femmes ?
Avant la chute de Kaboul, pendant l’Ancien régime d’Afghanistan, les femmes avaient certaines libertés : pendant 20 ans, on a vu des femmes devenir entrepreneures, journalistes, profs, pilotes, etc. Mais petit à petit, les femmes ont commencé à subir une pression de la part de leurs parents et de la société, notamment avec la problématique du voile mal porté. Par exemple, je me souviens d’une femme qui était accusée « d’avoir brûlé le coran à Kaboul ». Elle a été fouettée et assassinée au milieu de la rue alors que la vraie raison était qu’elle avait refusé d’avoir des rapports sexuels à la Mosquée, avec un mollah. Les écoles, et principalement les écoles de filles, ont été les cibles des talibans. Le 8 mai 2021, par exemple, les partisans de Daesh avaient ciblé une école de filles, Sayed al-Shuhada. Il y a eu 90 morts et plus de 150 blessés. Cela me semblait évident : il fallait en parler. Voir mes sœurs, mes proches, mes camarades de la fac, et voir les femmes harcelées dans la rue, c’était trop… C’était évident d’en parler, car personne ne le faisait. Même dans les journaux, ils rendaient ça invisible. En Afghanistan, le droit des femmes n’est pas mis en avant. On avait la journée internationale des femmes, célébrée par beaucoup de femmes, et notamment le ministère des femmes, qui d’ailleurs n'existe plus depuis l'arrivée des talibans. Mais à part ça, les hommes défendant les droits des femmes sont très rares. Mes collègues à Paris me disent : « Mortaza, t’es le seul homme Afghan qu'on connaisse qui est féministe ». Donc c'est important d'en parler. J’en parle beaucoup en France, je suis toujours sur les plateaux télé. On parle aussi de nos collègues journalistes qui se sont battus pour aller sur les terrains de guerre pour couvrir les droits des femmes.
Est-ce qu'il y a des moyens, des mécanismes de résistance, que les femmes afghanes peuvent développer ? Qu'est-ce qu'elles peuvent faire ? Qu'est-ce qu'elles font ?
Je peux vous donner quelques exemples. Moi, ça m'a fait pleurer. Une fille de 17 ans m’a dit : « Avant, je voyais mes camarades de classe dans les parcs ou chez elles. Aujourd'hui, je me maquille, je m'habille pour faire un appel WhatsApp chez moi, et puis après, je me démaquille, je me change après mon appel WhatsApp ». Parce qu'en fait, ce qu'il reste pour elle, c'est d'appeler ses amis, en créant des groupes de WhatsApp. Alors qu'avant, elle pouvait aller dans les parcs, voir ses amis en extérieur.
C’est donc une forme de résistance. Mais il y en a bien d’autres. Il y a des écoles clandestines où les filles apprennent l'anglais, ou les mathématiques. J’en connais une à Kaboul, où elles créent des bijoux avec les balles de Kalachnikov. Elles font fondre des balles de Kalachnikov pour créer des bijoux qui sont aujourd’hui vendus en France. Quand on m’a demandé d'emmener des sacs, des valises remplies de bijoux à vendre en Europe, puis que l'argent soit versé aux femmes afghanes qui travaillent dans ces ateliers, j'ai directement accepté. À chaque fois que je faisais mes déplacements, j'emmenais une valise avec moi à Paris pour soutenir ces femmes qui travaillent toujours. C'était aussi une forme de résistance à côté de mon travail journalistique. Donc oui, ça existe encore. Mais la réalité, c'est qu'il y a aujourd'hui plus de mille femmes emprisonnées à Kaboul, parce qu'elles résistaient, manifestaient, participaient dans les écoles clandestines, ou marchaient avec un homme qui n'était pas leur mari ni leur frère. Aujourd’hui, elles sont de plus en plus surveillées, alors c’est de plus en plus compliqué d’agir.
À propos de la prison, on se demande aussi comment ces femmes-là peuvent être traitées dans le milieu carcéral. Est-ce qu'il y a des différences de traitement entre les hommes et les femmes aussi là-bas ?
Pas vraiment, non. J’entendais des cris des femmes la nuit dans cette prison, quand elles étaient torturées. Parce que le régime, les talibans, torturent les femmes dans ces prisons, dans ces salles d’interrogatoires. Elles sont frappées sur les seins et sur les fesses, les zones intimes qu’elles ne peuvent pas montrer aux autres. Elles ne peuvent donc pas prouver qu'elles ont été torturées. C'est horrible. Elles sont torturées, puis un mois avant la libération, ils arrêtent, pour que ça s'efface. Et une fois libérées, leur père, leur frère sont menacés, parce que la prochaine fois, ce seront eux qui seront arrêtés. Les talibans mettent la pression sur toute la famille. Aujourd'hui, elles ne peuvent plus sortir, parce qu'il y a aussi une surveillance établie par la famille. C'est horrible. Le régime met en place un autocontrôle, un autocontrôle par les familles elles-mêmes. Finalement, ils n'ont même pas besoin de surveiller ces filles et ces femmes, même dans la rue, parce qu'elles sont contrôlées par leurs parents, leurs maris, leurs frères.
Qu'est-ce qu'on peut faire concrètement, en tant que journaliste, pour aider, pas seulement en Afghanistan, mais les femmes en général ?
Cet après-midi, je pars à Lesbos en Grèce, sur le plus grand camp de réfugiés d'Europe. Ce camp avait été créé pour 1500 personnes. Aujourd'hui, il y en a 3 500. C’est un camp sans soins militaires. C’est donc extrêmement précaire, surtout avec l’arrivée de l’hiver. Donc, en tant que journaliste, peu importe si c’est en France ou ailleurs, il faut en parler. Il faut en parler, comme le cas de Gisèle Pelicot, ou comme le cas des femmes exilées. Il faut essayer d'aller les entendre, leur donner la parole, à travers des podcasts par exemple. Aujourd'hui, il faut trouver les moyens pour attirer l'attention du public. Moi, ce que je peux faire, c'est travailler face caméra.
Moi, j'ai déjà essayé pour Arte et on a eu des centaines de milliers de vues sur internet. On voit que ce genre de format fonctionne bien. L'idée, c'est d’essayer de leur donner la parole à travers plusieurs techniques. La caméra, la presse écrite, la photo, tout en faisant attention évidemment. En fait, il y a beaucoup d'articles féministes, mais ils ne sont malheureusement pas lus, parce qu'ils ne trouvent pas leur forme, leur technique. Et c'est dommage. Aujourd’hui, les journaux Libération et Le Monde sont moins lus que les médias en ligne, comme Mediapart par exemple.
Parlons de l'île de Lesbos, vous êtes resté là-bas pendant la pandémie de Covid-19. Est-ce que ça vous a permis d'avoir un contact encore plus fort avec les femmes afghanes ? Est-ce qu'elles se sentaient libérées de la pression qu'elles vivaient en Afghanistan ?
En fait, c'est difficile, parce que dans ces campements, les femmes sont traitées comme les autres. Aujourd'hui, les femmes enceintes ou les femmes seules sont très vulnérables. J'ai vu des femmes subir des violences dans ces campements. Elles m'ont raconté que les passeurs demandaient parfois des rapports sexuels pour les faire passer à la frontière. Il y a aussi un manque d’hygiène sanitaire. Il y a des femmes qui ont leurs règles et aucun équipement ne leur est fourni. Heureusement, il y a des associations qui existent, des psychologues, des bénévoles venus de partout en Europe, principalement des filles, qui viennent pour les aider. Elles travaillent notamment sur l’aspect psychique, parce qu’il n’y a pas de psychologues dans ces campements. Pendant le Covid, il y avait 20 000 personnes dans ce camp. La moitié était des femmes et des enfants. Les plus vulnérables n’avaient qu’un accès très limité aux médecins. Il y avait seulement une dizaine de médecins. Alors que dans la convention internationale, il est écrit qu’il faut un médecin pour 100 personnes. Donc 10 médecins pour 20 000 patients, c’est catastrophique. Mais on ne peut pas les dénoncer, parce que c’est à l’État de gérer ces campements. C’est à nous, journalistes, de le faire.
Moi, par exemple, j'ai commencé à filmer, prendre des vidéos. Parce que rester en Grèce est problématique. Je dis problématique parce que c’est difficile aussi pour les Grecs de voir ces femmes dans des campements très précaires. Ils veulent que d'autres pays européens prennent leur part en accueillant des femmes et des enfants réfugiés. Alors, on a donné l'argent à l’État grec pour gérer ça, mais tout ce qu’on a réellement fait, c’est abandonner ces femmes. On peut aussi parler du rôle de la France : pendant le Covid-19, il y avait environ 600 mineurs qui ont été évacués vers la France, mais depuis, rien du tout. Zéro. C’est donc à nous d’y aller. Moi, j’ai proposé aux médias d’y aller, mais la plupart ne répondent même pas à ma proposition. Je ne nomme pas les médias, mais c’est triste. Les grands médias refusent de traiter ce sujet en disant « Oh, on a déjà parlé des migrants, il y a deux ans peut-être. » Ils ne veulent plus en parler.
Merci. On va revenir un petit peu en Afghanistan. Vous, vous avez travaillé avec des femmes journalistes là-bas, sur le terrain. Quelles précautions ont-elles dû prendre pour leur sécurité ?
En fait, pour elles, c’est une double peine. Être une femme journaliste, c’est déjà un double crime. Et c’est pour ça que c’est très difficile dans ce pays. Elles sont frappées, torturées. C’est très difficile. Il faut avoir beaucoup, beaucoup de courage, et avoir l’autorisation de la famille. Donc, d’abord, c’est un combat pour elles de se défendre devant leur famille, puis devant leurs proches. Travailler est un crime puni par la flagellation, le fouet, en public. Si elles travaillent avec un média étranger, elles sont accusées d’espionnage. Encore pire, elles peuvent être emprisonnées pendant des mois, voire des années, et torturées. C’est pour cela qu’on voit de moins en moins d’actes de résistance. Mais il en existe encore, je ne dis pas qu’il n’y en a pas. Il y en a, mais ils sont très très cachés. Quand je parle avec des femmes et des jeunes filles en Afghanistan, elles me disent : « On essaie tout. On apprend l’anglais ou autre chose, chez nous, en secret. » Parfois, elles sont très prudentes pour aller dans les écoles clandestines, dans l’espoir de pouvoir partir. Leur rêve, c’est de partir. Parce qu’elles vivent dans une prison à ciel ouvert. Ces femmes sont enfermées chez elles, surveillées par leur famille, leurs proches. C’est un système dans lequel les talibans durcissent leur emprise à travers les familles. Voilà comment ça marche. Voilà comment ils terrorisent ces femmes : en menaçant leurs familles et leurs proches.
Après tout ce que vous avez vu tout ce que vous avez subi, qu'est-ce qui vous motive à continuer à défendre les droits des femmes malgré les risques personnels ?
Lorsque j’étais en prison là-bas, les hommes étaient torturés tous les jours, du matin au soir. Mais à partir de minuit, c'étaient les femmes qui subissaient des violences sexuelles, des viols, de la torture. Et on les entendait toute la nuit. Ces cris, c’était atroce. Ça traumatise tout le monde, pour que chacun reste chez soi et qu’il n’y ait pas d’actes de résistance.
Donc aujourd'hui, je me bats, depuis Paris, et dans d’autres pays en parler, leur donner la parole. En tant que journaliste, c'est aussi mon rôle d'aller enquêter. Aujourd’hui, aucun journaliste n’est autorisé à aller en Afghanistan. Aucune autorisation n’est donnée par les talibans, donc il faut aller dans ces pays limitrophes, pour leur donner la parole, enquêter, creuser.
Est-ce qu’il y a une histoire ou une rencontre qui vous a particulièrement marqué dans votre engagement ?
Je suis allé dans un village à quelques kilomètres de Herat, à l'ouest de l’Afghanistan, où j'ai vu des jeunes filles forcées de marier des hommes de 75 ans, voire plus. Elles sont achetées à 2000 dollars. Ces familles pauvres vivent dans des campements de la guerre, à cause des talibans qui ont détruit leur maison. Ces familles sont parfois obligées de vendre leur fille pour pouvoir se nourrir. Mais moi, en tant que journaliste, même si j'ai de l'argent dans mes poches, je n’ai pas le droit de payer les parents. Par contre, on peut mettre ces familles en contact avec une association internationale qui elle pourra payer les 2000 dollars pour sauver la jeune fille. À ce moment-là, on a contacté l’association américaine Too Young To Wed. Aujourd’hui, cette fille vit dans une maison, dans une autre ville, avec ses parents.
J’ai rencontré énormément de jeunes filles courageuses, comme Asiya Rahimi, une youtubeuse qui a été menacée plusieurs fois, et qui a aujourd’hui plus de 100 000 abonnés. C’est une de mes amies, qui vivait dans un village à 3 200 m d’altitude. J’étais allé chez elle, avec Martin Veil, pour un reportage. Elle mettait ses vidéos à télécharger toute la soirée, pour les poster sur YouTube le lendemain. Elle dénonçait les talibans, elle a été menacée, et aujourd’hui elle a heureusement quitté l’Afghanistan.
Est-ce que vous pensez qu'il y a vraiment espoir d'un changement proche ?
Je ne peux pas répondre à ça parce que c'est difficile de voir l'avenir. Avec l'arrivée des talibans, il y aura des attentats, notamment contre les minorités. Et donc je ne vois pas d'avenir, aujourd'hui. J’ai très peu d'espoir pour ce peuple afghan. On voit de plus en plus de femmes emprisonnées, tuées. Quand je vois mon fil Twitter, il y a beaucoup de femmes disparues. On voit de plus en plus de corps de jeunes, retrouvés dans une rivière par exemple. Ces filles étaient arrêtées, violées, et leur corps a été jeté dans la rivière. Les talibans ne prennent même plus la peine d’enquêter, car ce sont eux, les fautifs.